Harvard
Pourquoi les salariés n’aiment plus leur bureau
Et si… à la question majeure du passage d’une conception fonctionnelle de la répartition des mètres carrés (économie de production) à une architecture organique de l’espace de travail (économie de l’information), on en profitait pour retrouver du plaisir à vivre, inventer, bouger ensemble afin de participer à l’émergence d’autres formes de performance collective et durable. Autant dire, une révolution.
Vers des espaces de travail organiques
Chronique publiée le 7 janvier 2016 sur le site www.hbrfrance.fr (*)
http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/01/9402-pourquoi-les-salaries-naiment-plus-leur-bureau/2/
Gros malaise entre l’open space, la machine à café et le photocopieur… les Français ne supportent plus l’aménagement de leurs espaces de travail. Ils sont 43% à le dire, contre 31% dans le monde (sources : chaire immobilier et développement durable de l’ESSEC, UK Green Building Council, baromètre Actinéo sur la qualité de vie au bureau, édition 2013). Portes ouvertes ou fermées, lieux de réunions systématiquement sans fenêtres, escaliers glauques, fumeurs éjectés, néons sans âme, mobilier à roulettes, confort thermique et acoustique aléatoires, coupure avec le milieu naturel, cloisonnement anarchique (« Pourquoi lui a un bureau, et pas moi ? »)… En réalité, le problème ne se situe pas là.
Un impact direct sur la motivation
Eloignement des centres villes (l’immobilier est le deuxième poste de coût, après les salaires), arrivée des « digital natives » sur le marché du travail (93% d’entre eux rejettent le bureau classique), explosion des technologies collaboratives (dématérialisation de l’entreprise), engouement pour les tiers-lieux (4 millions de travailleurs indépendants travaillent « hors les murs » de l’entreprise), développement durable et RSE incontournable (du chantier à l’exploitation)… 92% des Français voient un lien direct entre espace de travail et motivation personnelle, contre 89% en 2011. Et 43% seulement estiment bénéficier de conditions satisfaisantes pour se concentrer, contre 54% dans le monde. Bref, ambiance morose au bureau…
Une architecture moderne obsédée par sa vision fonctionnelle, éloignée de l’usager
Au fil des siècles, tant bien que mal, l’homme a su adapter son espace de travail à ses besoins. Pourquoi ne pas y arriver aujourd’hui?
Les moines du Moyen Age travaillaient debout et en silence ; une concentration en forme de droiture personnelle. A la Renaissance, avec l’arrivée des « computer » (maîtres à compter), il fallut s’asseoir pour mieux vérifier les chiffres. La nécessité de l’échange d’informations n’apparut qu’au 18ème siècle avec les premiers bureaux dans les salons. Puis, avec le téléphone, le 19ème siècle a séparé les bureaux des lieux de production, les uns grimpant dans les gratte-ciels, les autres s’étalant dans les banlieues durant le siècle suivant. Il fallut attendre les années 1960 pour qu’ergonomes et médecins se penchent sur le sort des travailleurs « bureaucratisés ». Le design aidant, la gestion de projet, la transversalité, la nécessaire rapidité des décisions ont fait le reste. Pour le meilleur… et pour le pire.
Les années 2000 changent fondamentalement la donne en donnant à la connectivité, et donc aux flux, la primeur sur le statique et la répétitivité des tâches. Autre conséquence primordiale : face au tsunami des data, des exigences clients, de l’inflammation des réseaux sociaux 24 heures sur 24, la porosité des organisations s’est imposée. Nous voilà donc avec des murs de bureaux pleins de trous et des collaborateurs le nez sur leurs écrans.
Comment demander dorénavant à un architecte de penser la structure d’un bâtiment de bureaux avant de penser sa fonctionnalité, son intégration dans le contexte, sa réceptivité à la perméabilité ? Impraticable.
Le temps est venu de positionner les « organes vivants » de l’entreprise avant d’en fixer le squelette. Nous appellerons cette nouvelle conception de l’espace de travail, « l’architecture organique », au sens où des précurseurs comme l’architecte américain Franck Lloyd Wright ou le Japonais Kenzo Tange avaient déjà inlassablement posé la question du lien entre le bâti, ses besoins primordiaux et son environnement immédiat. En cela, ils n’ont eu de cesse de s’opposer à une architecture moderne bien trop obsédée par son empreinte fonctionnelle, d’ailleurs le plus souvent définie arbitrairement, en tout cas loin de l’usager.
Des similitudes avec le corps humain
Dans ce sens une démarche préalable à tout projet, en trois temps successifs, paraît désormais fondamentale :
1ère étape : cartographier les interactions de l’entreprise en interne (hiérarchie, départements, réseaux, intranet, forum…) et avec l’externe :
1- Les parties prenantes : clients, fournisseurs, filiales, partenaires, sous-traitants, associations, concurrents,…
2- Les institutions : Etat, unions professionnelles, municipalités, partenaires sociaux, réglementation européenne, RSE et engagements sociaux,…
3- Le monde de l’information : médias, gestion des données, réseaux sociaux, knowledge management, participation à des conférences, salons,…
4- La vie personnelle de chacun : attentes, milieu social, motivation, temps de transport, choix de vie, habitudes, éducation, spiritualité, réseaux professionnels,…
2ème étape : définir les composantes organiques de son organisation future (vivante, adaptée, évolutive), comme on le ferait pour un corps humain :
1- Les poumons : quelle rythme de respiration, quels temps de régénération, quels niveaux d’ouverture avec son écosystème ?
2- Le foie : quel filtre instaurer entre les informations issues de l’extérieur et le travail des collaborateurs ?
3- Les intestins : quelle gestion des émotions collectives, quel serait le milieu le plus favorable au bien-être et à la performance ?
4- Le cerveau : qui détient la maîtrise d’œuvre de la stratégie dans son application au jour le jour (espaces, processus, moments dédiés), comment intégrer intelligence collective et individuelle, où placer l’innovation et la créativité ?
5- Le cœur : quel est le niveau idéal de tension pour le corps social (stress négatif/positif), quelle serait la meilleure gestion des flux entrants et sortants, quel devra être son niveau d’élasticité (sa résilience) face aux prochaines ruptures ?
6- L’estomac : quelle place physique veut-on donner aux individus et groupes de passage, comment profiter de ces moment-là, prévus ou inopinés, et de quelle manière les intégrer ?
7- Les organes génitaux : à quoi ressembleront les talents de demain, comment les séduire, les motiver, sur quelles compétences clefs assurer la pérennité de l’organisation ?
3ème étape : concevoir le cahier des charges organique de l’espace de travail, ses lieux, ses mouvements, le dimensionnement et le temps de ses flux, en fonction de ses ambitions, de sa culture d’entreprise et de ses besoins propres, via notamment :
1- Une co-conception élémentaire, dès l’amont, entre l’entreprise et ses architectes, bâtisseurs, aménageurs, corps de métiers intermédiaires, usagers, etc.
2- Une animation (complexe) de la réflexion sur quatre dimensions : les relations entre la vision et l’action, l’espace et le temps, l’individu et le groupe, l’interne et l’externe.
3- L’application test de principes d’action dans le nouvel espace lors d’événements collectifs, l’introduction de nouveaux mots ou expressions, la flexibilité inattendue d’endroits ou d’objets (lieux respectueux du silence ; mobilier transformé pour être propice au repos, le temps d’une sieste flash ; corbeille à téléphones portables à l’entrée d’une salle…), des flux à inventer (le couloir qui « parle » aux clients, celui qui « s’adresse » aux partenaires, aux filiales).
4- L’analyse précise de ces pratiques expérimentales facilitant le renouvellement du contrat de confiance de l’entreprise avec son corps social. Objectif : « Y croire vraiment pour agir ».
Remettre la structure au service de l’humain
Un déménagement, une rénovation, une fusion, un rapprochement, une nouvelle réglementation sur le développement durable représentent autant d’opportunités de transformer tout acte immobilier en projet stratégique, managérial et humain. Des premières expériences de cette architecture « inversée » voient le jour partout dans le monde, de Melbourne à Seattle, à la faveur de la digitalisation, de l’introduction de la biologie dans le bâtiment (murs végétaux, bancs d’herbe fraîche…), du design et de l’arrivée sur le marché de nouveaux matériaux, à des prix abordables.
Quand il fut reçu à l’Académie des Beaux-Arts, le 23 mai 1984, Kenzo Tange déclara : « Nous nous référons à des relations énergétiques ou informatives. Les premières définissent des liaisons fixes et déterminées, les secondes, des liaisons flexibles et sélectives. L’espace, lui-même, transmet des messages aux hommes. La structure établit la grammaire de ces messages. Elle est le réseau des moyens par lesquels les hommes peuvent communiquer entre eux. »
La révolution se situe bien à ce point de bascule : remettre la structure au service de l’humain. Et non plus l’inverse.
Photo : Nicolas Rousseaux, © extrait du film « Le Procès » par Orson Welles
Nicolas c’est grace à Isabelle, une webamie de réseau social que j’ai découvert votre article. Bravo Nicolas non seulement de mon point de vue vous analysez correctement l’ampleur du problème et en même temps vous dressez un plan d’actions. C’est une bonne nouvelle de voir apparaître dans le discours en France des talents qui savent critiquer et en même temps proposer des solutions. Depuis 2015 je mesure le nombre croisant de professionnels qui enfin ressentent l’urgence de remettre l’humain au centre des attentions et des intentions. Sans doute que le nouveau pouvoir de communication numérique à venir ou déjà exercé par maintenant plus de 3 milliards de consomActeurs mondiaux interconnectés n’y ai pas pour rien Je me réjoui de voir la lumière bientôt au bout du tunnel relationnel professionnel, jusqu’à présent mal éclairé ou obscurcit dans lequel nous avançons péniblement avec un grand gaspillage d’energie. Je partage votre article.