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Halte au diktat de l’angle droit
Et si… les Français « travailleurs au bureau » n’étaient pas du tout contents… mais vraiment pas du tout ! Jamais satisfaits ces Gaulois. Années après années, enquêtes et sondages ne cessent d’octroyer à la France le bonnet d’âne de la conception architecturale, ergonomique et décorative des espaces de travail en milieu tertiaire.
Chronique publiée en exclusivité pour
http://bengs-lab.com/blog/pour-des-bureaux-organiques/
Pour des bureaux «organiques»
La Charte d’Athènes (rédigée en 1933), et le fonctionnalisme si cher à Le Corbusier (comme à d’autres grands de l’architecture, tel Walter Gropius, l’inspirateur du Bauhaus des années 20 à Weimar, qui accueillit Kandinsky, Klee, Moholy Nagy) auraient-ils à ce point formaté les esprits de nos concepteurs d’espace ? Le diktat taylorien du ratio coût/m²/ETP qui mobilisa, à juste titre, tous les acteurs de l’immobilier à la suite des deux dernières guerres mondiales (reconstructions urgentes, natalité en forte hausse, immigration massive, rénovations indispensables pour cause de santé publique) apparait inébranlable.
Taillés à la serpe
Une « dictature de l’angle droit » pourtant rejetée en masse aujourd’hui. Seuls 6 % des Français considèrent travailler dans un « bel » endroit. Ils sont 43 % à se dire peu ou pas satisfaits de leurs bureaux, contre une moyenne mondiale de 31 %. 45 % de ceux qui se retrouvent en Open Spaces se disent stressés. 43 % seulement estiment qu’ils bénéficient des conditions nécessaires pour se concentrer, alors que la moyenne mondiale monte à 54 %.
Enfin, 79 % des employés n’ont toujours pas accès au télétravail. Pourtant un gain de productivité justifié, surtout pour ceux qui travaillent loin de leur domicile.
Éloignement = stress
Une vallée des larmes intarissable, car ni l’éloignement des centres villes (les sièges sociaux à la campagne), ni l’explosion des technologies collaboratives, ni le récent engouement pour les tiers-lieux, ni les politiques volontaristes de RSE et de développement durable n’ont fait basculer ces chiffres dans le positif.
La porosité fulgurante de nos vies va-t-elle réussir à renverser radicalement la donne managériale et architecturale des lieux de travail ? De Dresde à Brasilia, villes expérimentales de la Charte d’Athènes (séparation de la ville en quatre zones indépendantes : vie, travail, loisirs, transport) devient contradictoire avec le croisement croissant de nos existences personnelles et professionnelles (« inter modularité »). Les smartphones s’imposent où que nous soyons, et les entreprises, conscientes de la lourde demande de mieux-être, commencent à proposer désormais, le matin ou à l’heure du déjeuner, des séances de yoga (et autres « Power Naps », siestes énergisantes !) sur le lieu même du travail.
Rolf Bothe, l’un des derniers directeurs du Bauhaus s’est lui-même invité au lynchage de ses glorieux prédécesseurs : « année après année, le dogme fit face aux critiques. Le fonctionnalisme économique, la destruction de l’environnement, le mépris envers le cadre local, l’imposition d’un style « international » passe partout, le manque d’expression des architectes… Tout ceci nous laisse sans voix ! »
De fait, le contact direct avec les clients, les processus accélérés de prise de décision, la transversalité qui casse les silos, l’agilité stratégique qui renforce l’adaptabilité, l’innovation ouverte, le multitâche, le dialogue inévitable avec les parties prenantes rassemble toutes les conditions nécessaires à la réinvention de l’espace de travail, qu’on le veuille ou pas.
Allier fluidité et modularité
Hier, la noblesse de l’architecte tenait dans sa formidable capacité à cumuler sa vision d’artiste et ses compétences techniques dans des bâtiments à la fois beaux et durables. Demain, s’il sait s’intégrer aux contextes de chaque projet, il ajoutera à son talent, la facilitation des flux et des structures interchangeables.
A partir de 1860, un mouvement anglais a participé de cette fameuse intégration : le « Arts & Crafts », dont on verra une déclinaison dans l’esprit « Art nouveau » français et belge, ainsi que dans le « Minguei » japonais. Des impulsions qui donneront corps à un parti pris architectural plus radical, car critique des effets destructeurs de la révolution industrielle, et dont le principe repose sur le respect des liens, visibles et invisibles qui unissent le bâtiment (maison ou bureau) à son environnement direct (nature, voies, rivières, voisinage,…).
Le bureau, corps vivant
Aux Etats-Unis, une « architecture organique », inspirée directement du fonctionnement humain, du rôle des organes, de la constitution du squelette, cherche ainsi à échapper à la seule obsession des gratte-ciels et leurs m² dupliqués. En complète communion avec ses collègues orientaux, Frank Lloyd Wright va engendrer cette architecture profondément humaniste et inventive.
Pourquoi ne pas reprendre aujourd’hui le flambeau de cette pensée et l’actualiser ? La subtilité en cerise sur le gâteau : « Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. » Junichiro Tanizaki dans « L’éloge de l’ombre », 1933.
Un espace de travail, lui aussi, respire, parle, s’ouvre à l’extérieur, se nourrit, engendre, filtre, se tend, transmet, raisonne, écoute, digère, s’exprime, rejette aussi. Pourquoi ne pas définir l’importance et le rôle de chacune de ses fonctions et des cinq sens (interactions, mouvements, évolutions, intimité, contacts, réflexion, action…) avant la construction ou la rénovation d’un espace de bureaux ?
Les organes vitaux aux carrefours des « in » et « out » de son organisation
Les flux d’informations, de data, de prospects, de fournisseurs, de candidats, de clients, de mails, de turn-over, de concurrences grossissent et leur débit va s’accélérant. A tel point que la valeur du capital humain d’une société pourrait bientôt être remplacé par la valorisation de son capital relationnel (la capacité de chaque collaborateur à poser la bonne question, au bon moment, à la bonne source).
Par dizaines, de Stockholm à Los Angeles, des expériences sont actuellement menées dans le sens d’une meilleure intégration des espaces ouverts aux mondes environnants : immeubles à toits ouvrants, pièces d’isolement en structure gonflable, salle de conférence sur roues, fenêtres escamotables pour ventilation naturelle, pièces tiroirs, zones tampons emboîtées, stores dilatables, pièce ascenseur pour handicapés, cafétéria mobile robotisée, ateliers nomades, kiosque mobile et pliable, locaux prêts à monter, espace d’accueil semi-public, hall de repos sur filets, manège lent pour la pause, biosphères, espaces vitrines de l’offre, etc.
Lors de sa réception à l’Académie des Beaux-arts, le 23 mai 1984, l’architecte japonais Kenzo Tange pressentait déjà ce mouvement de fond : « L’espace, lui-même, transmet des messages aux hommes. La structure établit la grammaire de ces messages. Elle est le réseau des moyens par lesquels les hommes peuvent communiquer entre eux. »
Point de bascule de cette révolution : remettre la structure au service de l’humain. Et non plus l’inverse.
Nicolas Rousseaux
En écho à cette chronique, trois recommandations de lecture :
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