Chroniques

Verdun piétiné

Posted: 11 juin 2016 à 11:26   /   by   /   comments (0)

Et si… au lieu de singer la guerre comme dans une cour de récréation, on profitait de ces dates anniversaires pour renforcer la conscience historique et géographique des enfants, ados et adultes, désarçonnés par l’effondrement de toute perspective. Expliquer avec patience et précision, le cheminement humain qui aboutit, en dix mois, au nombre effarant de 300.000 morts et 400.000 blessés. Aider à comprendre. La commémoration de la bataille la plus sanglante de l’histoire de l’humanité s’est révélée être une supercherie, un pied de nez, une farce épaisse. L’expression béate, bruyante et simpliste d’une activité extra-scolaire.

Je viens de la Meuse

Les enfants arrivent par la forêt, derrière l’ossuaire, des côtés sud et nord à la fois. Ils courent. Cours de gym ? Ils sautent par dessus les tranchées encore visibles, un siècle plus tard. Un 400 mètres haies ? Puis ils traversent le cimetière, toujours la course, en passant sur les tombes. Des lapins ? Qui a déjà couru dans un cimetière ? lors-des-ceremonies-de-commemoration-du-centenaire-de-la-bataille-de-verdun-dimanche-photo-afp-frederick-florin-1464602772Les voilà maintenant face à face, les gamins. Boom, boom, boom… ah les Tambours du Bronx ! C’est la fête ? On va danser maintenant ? Ah non. On fait semblant de se bagarrer. Un « croche patte ». Tu tombes dans l’herbe. On recommence. C’est rigolo. Verdun 2016On s’amuse. Badaboum, badaboum, les tambours, tatouages, biscotos huilés comme sur la scène du Palais du sport, jouent de leurs batons de bois. Les enfant frappent dans leur mains. Et puis apparaît un pantin tout de noir vêtu, sur ses échasses. Une kermesse ? Avec un chapeau haut de forme (!) Verdun 2016 la mortHalloween ? Mais non, c’est la mort, pardi. Elle tient un pistolet de farce et attrape et tire un coup vers le ciel. Au ralenti, les enfants alors s’allongent. La fête est finie. Angela Merkel applaudit bien mollement. Bartolone, président de l’Assemble nationale est hilare. Hollande fait ce qu’on lui a dit de faire.

Confusion totale entre célébration et commémoration.

Je viens de la Meuse. Toute ma famille est née dans cette large vallée, qui se fraie un chemin sage entre les bois sombre de l’Argonne et les fumées des usines mosellanes. Toute ma vie, j’ai vécu la litanie des batailles insensées, en pleine nuit, le carnage, la boucherie. Vaux, Fleury, Malancourt, Forges, Voie Sacrée, Mort-homme, Côte 304, abris du Kronprinz, tranchée des baïonnettes, colline de Montfaucon,… Puis l’apparition des gaz toxiques, des lances flammes. Au premier jour de la bataille, un million de projectiles sont tirés.

Mille fois j’ai traversé ces villages martyrs, j’ai marché sur tous ces chemins. Ces « zones rouges » où il est encore interdit de construire quoique ce soit, tellement d’obus non éclatés reposent encore sous terre. A fleur de peau. Partout, des cimetières français, canadiens, allemands, américains. Chaque jour, 3.000, 4.000, 5.000 morts… Un tué toutes les 20 secondes. A peine quelques minutes pour les enterrer sur place, pas le temps de rapatrier les corps.

Et puis, je repense à ces étudiants rescapés de la Place Tien An Men qui descendent lentement les Champs Elysées, en silence, le vélo à la main, pour ouvrir le défilé de cette belle soirée du 14 juillet 1989. revolution-goudeLe respect de ceux qui ont péri, le cri silencieux de la liberté, la démonstration d’une force immuable… Toute la différence avec cette singerie mimée, agitation dénuée de sens, bruitage grotesque. Une confusion totale entre célébration et commémoration. Oseriez-vous agir de la sorte dans les allées d’Auschwitz ? A Hiroshima ? A Stalingrad ? Et je parle ici en tant que Français physiquement rattaché à son histoire et aux êtres humains qui l’ont façonnée.

Ignorance du message des morts

4928566_6_fee2_pendant-les-commemoration-au-memorial-de_ef70c1ce40d0e4255a0687b563327691Ceux qui ont monté ce cirque de la mémoire collective, que ne sont-ils penchés sur le message des morts ? Pourquoi transformer en scène de spectacle ces lieux d’intense prière, de silence,  de recueillement ? Les morts ? Réveillons les, marchons leur dessus, faites rouler tambour ! Triple prise d’otage : des âmes, un ossuaire et toute une jeunesse.

Dans les écoles, lors de ses multiples conférences/témoignages sur les camps de concentration, Primo Levi s’inquiétait de la confusion des jeunes entre époques et phénomènes, leur incapacité à historiciser. A force, il considérait même que son langage avait vieilli, qu’il était devenu insuffisant. Peut-être devrions-nous considérer séparément le fait, l’événement et la vérité ? Mais le besoin de raison est d’abord inspiré par la recherche du sens, pas par la recherche de vérité (Hannah Arendt). Qu’est-il advenu du sens, à Verdun, en ce 29 mai 2016 ?

« Vivre ! Nous !… Toi… Moi…. Plus de guerre. Ah ! non… c’est trop bête !… Pire que ça, c’est trop… Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de la terre : deux armées qui se battent, c’est une grande armée qui se suicide. » (Henri Barbusse)

Primo Levi : « Nous vivons une époque cruelle ».

Nicolas Rousseaux

 

Liens :

http://www.francetvinfo.fr/societe/guerre-de-14-18/verdun/direct-regardez-la-journee-speciale-consacree-au-centenaire-de-la-bataille-de-verdun-avec-france-2_1468897.html

Sources :

Barbusse3 Le Feu

d’Henri Barbusse,

1915

 

 

9782910233679FS primo leviLe devoir de mémoire

de Primo Levi,

1995

 

 

product_9782070325030_195x320 Hanah Arendt La crise de la culture

d’Hannah Arendt,

1972

 

 

 

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