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Une PME à l’agilité exemplaire

Posted: 27 mai 2016 à 11:35   /   by   /   comments (0)

Après plus d’un demi-siècle d’existence, voilà une petite entreprise qui ne connaît plus la crise : les Rolling Stones. Expo à Londres cet été, suivie d’un concert géant en Californie, sur fond de rumeur d’un nouvel album… Décryptage d’une stratégie exemplaire d’agilité.

Nicolas Rousseaux pour Les Echos, vendredi 27 mai 2016

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Jeunes gens, jeunes filles qui étudiez la stratégie, jetez votre Strategor aux orties ! Un séminaire sur l’Open Innovation ? Faites-vous porter pâle ! Votre collection de vieux pavés signés Michael Porter ? Au débarras ! Et puis, le jour où votre directeur du marketing se lance dans l’éloge de la planification, tirez-lui la langue et envoyez-lui en recommandé, avec accusé de réception, le coffret de trois kilos des œuvres complètes des Glimmer Twins (surnom, pour les initiés, de Mick & Keith) ! Qui pourrait citer une PME (12 salariés permanents) capable de décrocher entre 800 millions et 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires annuel en moyenne (estimations) ? De percevoir, net, 60% des ventes de son principal produit (hors revenus du merchandising) et de négocier ce produit (en l’occurrence, le billet de spectacle) trois fois plus cher que la concurrence – soit 370 dollars pièce, qu’on les voit à Lima ou à Shanghai, contre 93 dollars pour un Bruce Springsteen ?

Bientôt les noces de diamants pour nos compères, « morts-vivants du rock’n’roll » comme se plaît à les conspuer la presse anglaise, toujours délicate envers les images pieuses. En avril dernier, à peine terminée leur tournée triomphale en Amérique latine, et leur concert surréaliste de La Havane emballé, les voilà qu’ils s’envolent vers Londres pour le vernissage de l’exposition sur « leur » exhibitionnisme. Par quel miracle les Rolling Stones, ce groupe improbable de jeunes banlieusards londoniens passant leurs heures perdues à pomper des standards du blues noir américain, est devenu – et resté – le plus grand groupe de rock du monde ? À ceux qui posent à Keith Richards la question du secret de leur union, il répond : « Mais si on se sépare, qui s’occupera des gosses ? » Ballottés dans une industrie musicale sans cesse ébranlée par les ruptures technologiques, comment ont-ils réussi à relever les défis successifs du Walkman, du CD, de la vidéo, du câble, du DVD, du MP3, du streaming, de la hausse des coûts de production, des circuits de distribution exsangues, du piratage ? Les Stones n’ont raté aucun virage. Leur dernière campagne publicitaire s’est même emparée de la réalité augmentée. À chaque révolution technologique, un nouveau « business model ». En cinquante ans, ils auront ainsi changé dix fois de modèle économique. Une flexibilité, une capacité d’adaptation quasi instantanée. Le modèle « stonien » n’existe pas. Par contre, la « modularité » reste leur credo absolu. Avec ce Lego économique en bandoulière, ils construisent et se réinventent en marchant. Une liberté qui fait masse avec un état d’esprit farouchement autonomiste.

Une perception aiguë du marché

Certes, depuis Monteverdi, aucune épopée artistique, qu’elle soit mozartienne ou aznavourienne, n’a vu le jour sans la trilogie « talent palpable + travail acharné + sens du marché ». Un talent évident (le registre vocal de Mick, l’assurance instrumentale de Keith, l’authenticité du six cylindres de Charlie, la flexibilité de Ron « qui ne voit jamais les mauvais côtés de la vie et parfois on se dit : boucle-la, Ronnie, on n’a pas envie d’être heureux », dixit Keith) ; un boulot intense, souvent dissimulé (quatre ans de labeur et plus de 80 prises distinctes pour sortir un Start Me Up d’enfer) ; une perception du marché qui coule dans les veines de Mick (hyperréaliste et ancien élève de la London School of Economics).

Néanmoins, la maturation a un prix, celui des crises violentes qui mirent le groupe au bord du précipice. Entre 1981 et 1989, à peine se sont-ils vus. Une prudence acquise de haute lutte, malgré des ego pas de tout repos. Lancés dans l’arène à l’âge de 19 ans, ils débarquent aux États-Unis l’année suivante, en 1963. Les vautours n’en font alors qu’une bouchée. Six ans plus tard, une nuit noire de décembre, à la fin d’une formidable tournée américaine, à Altamont, en Californie, la fusée stonienne se casse le nez, détruite, avec un cadavre sur les bras, tombé devant la scène sous les coups de poignard des Hell’s Angels censés assurer la sécurité du concert. Le tout devant 300 000 fans haut perchés et des dizaines de caméras ou appareils photo. Un désastre absolu que ce faux Woodstock (les Stones avaient manqué le vrai). Le groupe se retrouve au bord du gouffre. Bill Wyman, le bassiste, avouera plus tard que, le 31 juillet 1970, à peine 10 000 livres sterling végétaient sur son compte bancaire. Ce qui pousse le groupe, blacklisté et dépecé, à reprendre les rênes d’un cirque infernal dans lequel les années 60 – ce mélange inflammable de « peace and love », d’héroïne pure, de Zippos et de petites cuillères – les ont liquéfiés.

À 27 ans, un vrai plan stratégique

La riposte est cinglante et digne d’une start-up contemporaine. En août 1970, à 27 ans, sans maison de disques, sans manager, sans copyright sur leurs propres créations, complètement nus, ils prennent sept décisions clefs :

1. Ils montent leur propre société. Sur l’exemple des Beatles.

2. À toute vitesse, ils bricolent une tournée européenne dans des zones peu fréquentées par les numéros un mondiaux (Malmö, Essen, Aarhus…) afin de ramasser, discrètement, le maximum de cash (la trésorerie).

3. Ils font construire un camion vert, premier studio mobile de production. De quoi échapper aux crocs des studios officiels, propriétés des maisons de disques (EMI, Decca…). Ils le loueront aux copains (Led Zeppelin, entre autres). Bref, un vrai centre de profit.

4. Ils ont l’idée du logo : à Londres, Mick rend visite au Royal College of Arts. Il avise un jeune homme de 21 ans et lui propose d’inventer un logo pour le groupe via un brief d’extraterrestre : mixer le coquillage jaune de Shell et Shiva, la déesse hindoue et androgyne, à la langue bien pendue. Sept jours plus tard, le designer débutant remet sa copie, et reçoit les 50 livres promises. Le résultat ? Une icône éternelle.

5. Ils proposent à Andy Warhol de concevoir la pochette de leur album : ce sera « Sticky Fingers », avec son blue-jean et sa braguette.

6. Ils inventent une nouvelle stratégie marketing en sortant, un mois avant l’album, un 45 tours en forme de teaser (ce sera l’indétrônable « Brown Sugar »). En inversant ainsi le sens du marché qui, traditionnellement, donne la priorité aux 45 tours, ils privilégient la marge, plus large, du 33 tours, sans baisser la garde sur le 45.

7. Fort de cet attirail, ils mettent alors aux enchères, sur chaque continent, l’exclusivité de leurs futurs droits de distribution.

En avril 1971, « Sticky Fingers », leur « vrai » premier disque, conçu par eux seuls et personne d’autre, fait un tabac. Brillantissime. Première résurrection. Il y en aura d’autres. Avec une base structurelle et économique assainie, les Stones reprennent leur respiration. Autre sage décision : celle qui consiste à ne plus se marcher sur les pieds en permanence. Ce n’est pas parce qu’ils forment un groupe de rock qu’ils doivent prendre tous les jours leurs petits-déjeuners ensemble, surtout à trois heures de l’après-midi (c’est l’heure de Keith…). Donc chacun vit sa vie et on se retrouve « au bureau » quand il le faut.

L’invention du sur-mesure de masse

Autre étincelle brillante dans le ciel stonien : la « mass customization ». Avec quarante ou cinquante ans d’avance, ils inventent, sans le faire exprès, le « sur-mesure de masse ». Dès l’âge de 20 ans, à la faveur de leurs multiples allers-retours entre Heathrow et JFK Airport, ils remarquent que les titres qui plaisent aux jeunes Américains ne sont pas les mêmes que ceux qui gravissent les marches des hit-parades du Royaume-Uni, et inversement. Ils vont donc concevoir, au même moment, des produits différents et adaptés aux deux marchés. Une révolution pour l’époque. Depuis, ils n’ont pas cessé de raffiner ce marketing ultraprécis. Lors de chaque tournée, partout dans le monde (sauf à Cuba… et en Corée du Nord), leurs bases de données sont mises à jour avant chaque performance et les avertissent des évolutions du goût de leurs fans locaux. D’un soir à l’autre, entre Paris, Düsseldorf ou Milan : jamais le même concert ! D’où la présence, au bord de la scène, d’un prompteur qui leur rappelle l’ordre et les paroles de chaque chanson jouée sur place. Incongru ? Pathétique ? Après tout, avec 451 morceaux à leur actif, il peut arriver que riffs et solos se mélangent les pédales.

Toucher, droit au coeur, le vibrato de chaque fan où qu’il soit dans le monde, voilà déjà une performance (d’autres l’ont réalisée : Elvis, Michael Jackson…), mais réussir à toucher des fans de 10 à 90 ans (éventail constaté lors de leur dernier concert parisien, en 2014), voici une autre paire de manches. La clé de ce saut multigénérationnel date de 1973. Un hymne va sortir de leur imagination. Un slow, bien collant, idéal pour l’été. En quatre semaines, Angie grimpe au sommet des charts aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en France… Sur la piste de danse, les parents rejoignent les ados. Les Stones échappent au fossé maléfique du passage de la trentaine. Pas question que le signe indien générationnel des années 60 les poursuive. Dès lors, le groupe s’adresse à toute la famille (un « crossover » parfait, en langage marketing).

Vite dit. Trois ans plus tard, une vague déferle sur Londres, à base d’épingles de sûreté dans le nez et de touffes iroquoises, le tout arrosé d’hectolitres de bière tiédasse. En se moquant ouvertement de ces « vieilles croûtes » que seraient devenus les Stones, les punks font leur pub. La riposte sera sans cinglante. On ne traite pas Monsieur Keith Richards (surtout lui) de « vieux ». Non. Surtout pas. En 1977, face aux uppercuts des Sex Pistols, la contre-attaque est concoctée en moins de six mois. Un matin, tard, Mick revient d’une boîte de nuit à la mode et fredonne ce « beat » étrange, si peu rock’n’roll. Keith prend le murmure au vol. En quelques jours, la bête est dans le sac, prête à bondir : Miss You ! Huit millions d’exemplaires. Un disco-rock improbable qui témoigne du flair imparable de nos deux stars à l’écoute permanente de l’air du temps. Cette perpétuelle « Open Inspiration » est leur marque de fabrique : tout essayer, tester chaque bruit, travailler neuf jours et neuf nuits sans s’arrêter (véridique, signé Keith Richards) pour trouver « le » son. Et s’initier, aller voir sur place, apprendre sans relâche, des rythmes jamaïcains, des chants grégoriens à James Brown, des darboukas marocaines aux negro-spirituals, de la country au folk, du clavecin au boogie-woogie, de Jimmy Hendricks aux Beach Boys. Un lobe de cerveau blanc, l’autre noir, la musique des Rolling Stones réconcilie les extrêmes, y compris eux-mêmes, dans les pires moments. Là aussi se niche cette agilité intrinsèque qui les métamorphose sans cesse.

Champions du monde des stades

Après l’explosion en plein vol de 1969, les montagnes russes des années 70 et 80, ils se transforment et s’épanouissent à partir de 1989 dans les plus grands stades du monde. Sortes de cathédrales où leurs fans communient dans la musique, la danse et le chant. Poursuivis par les inspecteurs du fisc en Angleterre, arrêtés par les polices antidrogue aux États-Unis et au Canada, porteurs d’armes illicites, grugés par des « tourneurs » sans scrupules, dépouillés de leurs droits d’auteurs (dès qu’ils jouent l’intro de I Can’t Get No Satisfaction, ils payent le copyright à une société américaine qui, en 1970, leur a raflé tous les droits de diffusion), harcelés par la presse et ses paparazzi, multidivorcés, agressés, accusés de meurtre, s’engueulant comme des chiens, les voilà immortels !

Sur l’autoroute du rock’n’roll, Mick et Keith, 73 ans chacun, Charlie, 75 ans, Ron, 69 ans, ont placé 2021 dans le collimateur. Le groupe atteindra alors le cap des six décennies. Un culte, les Rolling Stones ? Non. Une fantastique combinaison gagnante : produits sur mesure, maîtrise des sorties de crise, réactions d’entrepreneurs, esprit collaboratif, segmentation précise, modularité du business model, innovation perpétuelle (dans le respect scrupuleux du passé). Une PME exemplaire. Toujours là, toujours à suivre.

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Cinq albums immortels

Difficile de dénombrer la production exacte des Rolling Stones, tant pullulent les disques pirates, rééditions, remix, best of, coffrets, concerts, DVD… On s’y perd. Plus ou moins officiellement, le nombre de titres proposés au grand public serait de 451, y compris les versions « live ».

De ce torrent créatif, nous extrairons cinq perles précieuses, cinq albums symboles, terriblement différents les uns des autres, mais dont nous garantissons la pérennité, contre vents et marées. Une puissance potentielle à traverser les siècles :

téléchargement (1) Aftermath

1. Aftermath (1966) : Au summum d’une jeunesse encore solidement accro au blues noir américain, mais revisitée par un « British Sound » inimitable. On rêverait parfois que le toboggan Going Home de 11 minutes et 17 secondes ne finisse jamais.

51lDSsJXIVL let it bleed2. Let It Bleed (1969) : L’éclosion d’une immense personnalité, affichée anti-Beatles pour la frime (le « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » a de quoi rendre jaloux n’importe quel joueur de cornemuse), mais d’une finesse et d’une puissance étonnante pour des rockers de 26 ans. Une asymptote qui se terminera dans le sang au tragique concert d’Altamont. Comme le titre de l’album. CQFD.

Exile-on-Main-St3. Exile on Main Street (1972) : Le seul vrai double album du groupe, enregistré en pointillés dans les caves d’une villa de la Côte d’Azur, à Villefranche-sur-Mer, et mixé à Los Angeles. Richesses des vagues, du negro-spiritual au boogie-woogie, le catalogue référent des inspirations stoniennes. Inoxydable.

 

black-and-blue-600x6004. Black & Blue (1976) : Vilipendé, cloué au pilori, condamné au pilon par les rockers désespérés, ce bijou jamaïcain a survécu au néant et s’écoute désormais, telle la relique miraculeusement sauvée du typhon. Comme Angie ou Miss You, l’art du contrepied, le coup du sombrero parfait… marque de fabrique maison. Magique de sensibilité et de rondeurs fertiles.

 

VoodooLounge945. Voodoo Lounge (1994) : Pied de nez à tous ceux, à l’époque, qui se gaussaient de leur supposée infertilité. Après avoir terrassé le punk, le disco, la pop… à 50 ans, les revoilà, plus winners que jamais, avec un Charlie Watts qui emballe sec. Troisième ou quatrième vie, on ne compte plus. L’album annonciateur de leur signature mythique : « le plus grand groupe de rock du monde ».

 


Toujours d’actualité

Une exposition : 

« Exhibitionism » à la Saatchi Gallery de Londres, jusqu’au 4 septembre.

http://www.saatchigallery.com

Un concert : 

Événement exceptionnel annoncé pour les 7, 8, 9 et les 14, 15, 16 octobre en Californie du Sud, sur le site du festival de Coachella, avec Bob Dylan, Neil Young, The Pink Floyd (ou ce qu’il en reste), The Who, Paul McCartney. Un Panthéon (certains diront « musée Grevin ») vivant du rock.

http://deserttrip.com

Un album : 

Sans cesse annoncée, sans cesse décalée, la sortie de cet album-serpent de mer serait prévue, pour de bon cette fois, avant la fin de l’année 2016. Il serait composé de 11 chansons (des blues essentiellement) enregistrées à Paris en moins d’une semaine, entre deux concerts.
En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/week-end/culture/musiques/021964175256-the-rolling-stones-indetronables-2001775.php?Cxv1LlCuelKSThy4.99#

 

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