Cartographies

L’enfantôme

Posted: 6 septembre 2015 à 10:02   /   by   /   comments (0)

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Le filtre : derrière la confusion généralisée, et trop souvent préméditée, entre information et émotion, se dresse l’ombre de la manipulation des esprits, du discours idéologique biaisé. Le surgissement de l’affect à travers l’actualité présente pourtant l’occasion de revenir à la source historique et à la marche enchaînée des événements. Un réflexe de santé publique.


Nous sommes tous le barbare d’un autre

Racines occidentales d’un malheur moyen-oriental

Le 3 janvier 1916, deux jeunes diplomates, un Français et un Anglais, se retrouvent autour d’une table à Londres. Leur réunion est secrète. Devant eux s’étale une carte d’état-major du Moyen-Orient, d’Istanbul au Caire, de Téhéran à Beyrouth.

Après 1.000 ans de conquête tenace et habile, l’empire ottoman s’écroule. En choisissant l’Allemagne pour allié, il laisse la voie libre sur les sables du Moyen-Orient aux futurs vainqueurs de la Grande guerre, la France et l’Angleterre. Main dans la main de la Somme aux rives de la Meuse et du Rhin, les deux puissances occidentales le sont beaucoup moins sur les bords de l’Euphrate ou de la Mer morte.

Promettant l’indépendance aux uns et aux autres, à peine sortis de l’emprise turque, les deux faux amis n’ont de cesse, des décennies durant, d’attiser le feu de la rébellion chez les Arabes « d’à côté ». En 1944, on verra même les forces françaises approvisionner clandestinement en armes et munitions les groupes terroristes sionistes, fuyant l’holocauste et luttant contre l’occupant britannique en Palestine, pendant que les soldats de Winston Churchill débarquent en Normandie pour sauver la France.

carte ligne Sykes Picot 1916 001

1916 : un trait au milieu des sables qui départage le nord aux Français et le sud aux Anglais

Que diable est devenue l’Entente Cordiale de 1904 ! Que les « Tricolores » s’installent au Maroc, les « Brits » en Egypte et au Soudan, les moutons seront bien gardés. Mais voilà, avant que la première mondiale éclate, au quai d’Orsay, de beaux esprits imaginent un « droit héréditaire » des Français sur la « Terre des Croisades », Palestine et Syrie, en l’occurrence, au nom d’une « amitié et d’une union très spéciale entre les Francs de France et le monde islamique ».

Dans le chaos du moment, de quelle manière Français et Anglais allaient donc se partager les décombres ottomans ? Le canal de Suez n’est pas loin et jouit de tous les égards et précautions de l’Amirauté anglaise. Les Français insistent, pour leur part, sur leur légitimité à « moissonner sept siècles d’efforts » et d’engagements en terre sarrasine. Le souci des voies commerciales pour l’un, le sens de l’honneur pour l’autre…

Pierre d’achoppement, la Palestine. Faute d’accord, on lui assigne une sorte de gouvernement international mal fagoté. Restent à négocier les lignes de chemins de fer et les oléoducs entre Golfe persique et Mer rouge. Ils seront Français à condition que ceux-ci soient suffisamment loin de Suez. Et voilà. On prend une règle et sur la carte, on trace au crayon une ligne au beau milieu des sables qui départage le nord libanais et syrien (bleu) aux Français et le sud transjordanien et irakien (rouge) aux Anglais.

carte ligne Sykes Picot plus précise

Déjà pierre d’achoppement, la Palestine. Faute d’accord, on lui assigne une sorte de gouvernement international mal fagoté.

Un coup de couteau dans la chair arabe dont on n’a que le mépris. Le mépris du colon inculte et suffisant de sa mission civilisatrice des peuples barbares dans l’ordre de son monde.

Un siècle plus tard, presque jour pour jour, le cadavre d’un enfant en fuite devant la guerre civile s’échoue sur le sable. Des miradors aux aguets, les chaines de télévision, qui jamais n’avoueront l’aubaine d’un telle image pour le tarif de leurs « plages » publicitaires, tirent à leur tour sur le petit corps blotti contre terre. La présence d’un homme, de dos, au gilet flottant, parachève la scène de l’adulte désemparé et sans armes. Le contraste apparait. Le cliché est parfait. Les chaumières peuvent s’offusquer.

Mais qui est le barbare de qui ?

Regardons-nous un instant dans la glace sans tain qui masque notre propre histoire aux yeux de nos téléspectateurs et internautes. Ces familles décharnées fuient la terre de leurs ancêtres pour venir trouver refuge dans nos cités. Ces mêmes cités qui ont vu naître, parmi d’autres, les Sir Mark Sykes et autres François Georges-Picot, diplomates dévoués à leur cause, maîtres en crayonnages sur la peau des enfants sans patrie.

Nicolas Rousseaux

a line in the sand

« A line in the sand »

par James Barr

ed. Simon & Schuster, London, 2011

 

photo : © Nicolas Rousseaux

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