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Bras de fer digital / humain

Posted: 11 août 2017 à 10:06   /   by   /   comments (0)

Et si… demain, nous mettions le feu aux voitures sans conducteur !  Vieux débat. Autrefois, les artisans brûlaient les métiers à tisser. A chaque rupture technologique, les cartes se redistribuent. Normal. Sauf qu’aujourd’hui, l’objectif (inavoué) des entreprises 100 % digitalisées est de sortir complètement l’être humain des nouvelles chaînes de valeurs. Pour un emploi créé par internet, quatre seraient détruits. Vrai ou faux ?

Le métabolisme vertigineux du nouveau capitalisme

Chronique publiée le 21 décembre 2016 sur le site www.hbrfrance.fr

http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/12/13441-avec-le-digital-lhumain-est-il-voue-a-disparaitre/

Des entreprises sans êtres humains. Fiction ou non ? Sans le crier sur les toits, les gourous de la Silicon Valley y comptent bien. Malgré son discours politiquement correct sur ses chauffeurs, souvent des jeunes de banlieue, Uber ne rêve que d’une chose : ne plus avoir que des engins automatisés. Sa première expérience menée au cours de l’été 2016 à Pittsburgh apparaît déjà concluante… de son point de vue. Et d’enchaîner avec une autre première, impressionnante, sur 200 kilomètres : la livraison de 50 000 canettes de bière par un camion sans « routier ». Autre succès.

De son côté, Tesla, qui a inaugurée fin juillet la plus grande usine du monde, en plein désert du Nevada, prévoit de sortir 1,5 million de véhicules électriques par an. Eloignée de tout, un minimum de sous-traitants et d’ouvriers. La matière première y est livrée à l’état brut (rouleaux d’aluminium, cuir, plastique,…), les robots disciplinés se chargeant de tout agencer jour et nuit, dans le grésillement des soudures automatisées, suivis par caméras interposées.

La force du travail humain, et même de certaines machines, ne provoque plus l’énergie suffisante au métabolisme dont se nourrit le nouveau capitalisme.

En juin 2013, quand Google rachète Waze pour 1,1 milliard de dollars, cette jeune start-up israélienne ne possède aucune infrastructure, aucun matériel et pas plus de 100 employés. Mais… elle affiche 50 millions d’abonnés. Dans cette transaction, le nombre et la qualité des ingénieurs, le talent des codeurs, l’imagination des entrepreneurs ont moins compté que la présence combinée du fichier de clients permanents et de la ressource en capital.

Aucune infrastructure mais 50 millions d’abonnés

Ce métabolisme-là ne se limite pas aux industries de la connaissance, mais pénètre tous les secteurs. Même le BTP. Les dernières estimations de la Singularity University, en Californie, prévoient qu’il y ait une disparition d’un quart des emplois dans le monde, au cours des dix ans à venir. Capteurs intelligents, méga imprimantes 3D et design assisté par ordinateur ont déjà vu le jour. La Chine et l’Inde testent en grandeur nature, chez elles comme sur les marchés émergents (l’Egypte, par exemple), la fabrication accélérée de logements et bureaux à bas prix.

Pour un emploi créé par l’économie internet, quatre seraient détruits simultanément. Ecart vertigineux. Le nombre d’emplois créés par l’industrie numérique est recensé, mais pas toujours celui des pertes correspondantes. En France, la valeur ajoutée générée par le numérique représenterait 5,5 % du PIB, alors que le numérique pèserait 3,3 % des emplois (source : BPI France – Le Lab, 2015). Aux Etats-Unis, les calculs du Massachusetts Institute of Technology, en 2012, font remonter à l’an 2000 cette rupture entre la hausse continue de la productivité et une stagnation du nombre d’emplois. Depuis, le décrochage n’a pas cessé de s’amplifier. La « main invisible » du libéralisme économique n’arrive pas à créer au moins autant d’emplois qu’elle n’en élimine. Conséquence fatale : le PNB grimpe mais le salaire médian diminue. Les Américains ont trouvé un nom pudique pour cet écartèlement croissant : « l’économie autonome ».

Il n’y a pas que le pétrole qui s’épuise, la matière humaine aussi

Ce brouillard menaçant entre les hommes et la technologie a souvent provoqué de vraies violences. Au début du XIXe siècle, les « briseurs de machines » anglais détruisaient les métiers à tisser, accusés de provoquer trop de chômage. Demain, verrons-nous, place de la Concorde, des autodafés de taxis sans chauffeur ? Possible. Et pour 3 raisons :

1- Une prospective aveugle. Les logiques de concurrence, base du système depuis deux siècles, montrent leurs limites. La baisse continue des marges, dans un monde globalisé, contraint les entreprises étranglées à l’innovation permanente. Mais l’innovation ne se décrète pas. Comment réussir à se projeter positivement à long terme, sachant que la retraite sera repoussée jusqu’à 70 ans, sans avoir de visibilité claire sur les montants des pensions… et leur versement. L’instantanéité (instabilité) permanente rend vain tout effort d’anticipation, individuel et collectif. Nous naviguons au jour le jour dans une sorte de présent perpétuel.

2- Un digital impérial. Le spectre du chômage de masse, structurel, tétanise alors même qu’une majorité de travailleurs dit s’ennuyer au travail. Les modèles classiques de management évoluent moins vite que les aspirations individuelles à vouloir se diversifier. Le digital exacerbe ces décalages en jetant une lumière crue sur le contraste entre performance numérique exponentielle d’un côté et pesanteur de l’organisme humain, analogique, de l’autre. Le temps nécessaire à la digestion des emprises successives de la technologie sur le corps reste incompressible. Incapable de suivre le mouvement productif, le rendement de la force physique et intellectuelle (même dans les professions de la santé, de l’éducation ou du droit) s’effondre.

3- Un travail hors limites. Autrefois levier de reconnaissance sociale et de structuration mentale, la valeur « travail » a désormais perdu toute crédibilité. Là aussi, le discours managérial apparaît paradoxal… « Faites mieux avec moins ».

Comme s’il existait une optimisation infinie. Maints salariés n’ont pas d’autre choix que de « faire le dos rond ». D’autres cherchent à rester indispensables et risquent le tout pour le tout en lançant leur « start-up ».

La communication 24 heures sur 24 fait disparaître les limites et zones tampons entre vie personnelle et vie professionnelle. Les temps de transport accentuant cette fatigue, la prise de recul, la respiration, la mise en perspective constituent autant de moments rares, luxueux, hors d’atteinte.

La France affiche les meilleurs taux de productivité en Europe, 35 heures obligent, mais pour quel coût humain ? Pour combien de tonnes d’anxiolytiques prescrits par an ?

La communication 24 heures sur 24 fait disparaître les limites et zones tampons entre vie personnelle et vie professionnelle. Les temps de transport accentuant cette fatigue, la prise de recul, la respiration, la mise en perspective constituent autant de moments rares, luxueux, hors d’atteinte. La France affiche les meilleurs taux de productivité en Europe, 35 heures obligent, mais pour quel coût humain ? Pour combien de tonnes d’anxiolytiques prescrits par an ?

Combien d’entre nous regardent leur smartphone le matin, avant même de se brosser les dents ? 

L’épuisement des ressources ne concerne plus que les seules matières premières. La matière humaine, elle aussi, s’assèche. La fin du tout pétrole coïncide ainsi avec un essoufflement de l’être humain. Epuisement compétitif, épuisement du temps, épuisement de la connectivité. Combien d’entre nous regardent leur smartphone le matin, avant même de se brosser les dents ?

Comment ressourcer l’énergie humaine dans ce monde inédit ? Peut-on imaginer un éolien, un solaire, une biomasse du corps social ? Peut-être.

– En évitant la résignation. Repousser l’assistanat et l’abandon par la création, l’imagination, la responsabilisation et la bataille pour le contrôle de sa propre existence.

– En apprenant à notre cerveau à se muscler. L’entraîner à gérer l’impensable, le rendre plus réactif, proactif. Vrai levier de croissance, le cerveau possède d’énormes réserves en énergie.

– En osant mettre en évidence sa différence, ses talents cachés. Privilégier un « marketing de soi » qui sorte des moules imposés, plutôt que de subir l’injonction d’une employabilité immédiate, mais à trop courte vue.

Face à la machine à vapeur, l’électricité, l’atome… l’homme a su déployer une force intérieure formidable, souvent insoupçonnable, pour inventer de nouveaux métiers. Cette fois-ci, la barre apparaît bien haute.

Nicolas Rousseaux

http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/12/13441-avec-le-digital-lhumain-est-il-voue-a-disparaitre/

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