Chroniques

La dégradation illisible

Posted: 27 octobre 2015 à 10:55   /   by   /   comments (0)

Et si… le lynchage du DRH d’Air France sous les caméras du monde entier marquait l’épuisement de la démocratie sociale à la française, non exempte de combats durs, longs et musclés, mais aujourd’hui complétement dépassée par son contexte mondialisé, et indigne des gouvernants censés lui redonner du sens pour l’avenir.


La démocratie sociale à la française sur l’autoroute de l’illégitimité

Des boucliers, des gardes en costume, un torse nu, les bras tendus, des cris dans la foule,… la scène télévisée prend les allures d’un Golgotha anarchique. Une dégradation infamante, hors la loi, en forme de déposition de croix.

 

La résistance des salariés au pouvoir du capital a toujours été recouverte, en France, d’un drap à double légitimité, celui de l’idéologie du travail vu comme instrument d’asservissement, et celui d’une solidarité d’origine judéo-chrétienne fondée sur la pitié et la protection du plus faible. Une vision des rapports de force héritée de la révolution industrielle mais également d’un féodalisme lointain, toujours ancré dans la mémoire collective (le seigneur de « droit divin » et « son » serf : cf. le film « Les Visiteurs »).

La France manichéenne se voit ainsi cornerisée dans un piège où son exposition à la concurrence, féroce, mondialisée, quotidienne, la rend plus faible, plus lente à réagir, plus irresponsable. Avivé par des médias encapsulés dans leur puissance émotionnelle, le sentiment d’injustice prend alors le pas sur celui de la prise de recul et de la mise en perspective.

Du sentiment d’injustice à une justice auto administrée

Ce sentiment d’injustice n’apparait jamais contrebalancé. Qui ose décrire dans le détail les avantages devenus incohérents du corps social d’Air France face à la concurrence : âges de la retraite, temps de travail, repos compensatoires, accès à des tarifs aériens privilégiés étendus à toute la famille du salarié, système de primes, pensions, avantages en nature, etc…?

Face à la violence du capitalisme réducteur de coûts, à l’absence d’une réelle gouvernance de l’Etat dans ses entreprises publiques, au rétrécissement de l’expression citoyenne et à la démission des médias, l’espace est laissé libre à tous les débordements. La mise en scène de la dégradation du pouvoir de l’entreprise se prémédite alors sans difficultés. Quand cette dégradation prend la forme honteuse de la mise à nu d’un homme, l’image violente nous renvoie au plus profond de notre mémoire collective. La posture du DRH accroché aux grillages, épuisé, la peur au ventre, les bras tendus apparait quasi christique. On pense à la mise en scène du Tintoret sur les murs de Santa Rocco à Venise, ces fresques qui inspirèrent tant Eisenstein. La crucifixion d’un homme en « live » ! En 2015, en France…

téléchargement (1)La dégradation reste pourtant régie par des règles ancestrales. Dans son dernier ouvrage (voir ci-dessous) Pierre Rosanvallon raconte l’infamie orchestrée de cette peine. L’objectif de cette condamnation « officielle » consiste à ruiner la réputation d’un individu, en le déclarant indigne.

Dans la Rome ancienne,  cette peine, extérieure au registre pénal classique, pouvait être attribuée par des « censeurs » (non des juges) à des formes d’indifférence au bien commun ou à des étalages de luxe excessif. Les personnes poursuivies changeaient alors de classe sociale, une sanction qui dura jusqu’au XVIII° siècle sous la forme de la « désaffiliation » d’un ordre (noblesse, clergé, office public). Un conseiller au Parlement, convaincu d’avoir falsifié une enquête se voyait solennellement dépouillé de sa robe rouge en audience publique. Même opprobre pour un prêtre à qui on enlève chasuble, étole et aube, toujours en public.

Lors de la révolution, ce sens de l’honneur public perdurera. Les notions de confiance et de dignité étant associées dans le code pénal de 1791 sous la forme de dégradation civique. Le condamné est alors amené en place publique et le greffier déclare à haute voix : « Votre pays vous a trouvé convaincu d’une action infâme ; la loi et le tribunal vous dégradent de la qualité de  citoyen français. » C’est l’image que nous retenons encore aujourd’hui du Capitaine Dreyfus, dont l’épée sera brisée dans la cour de l’Ecole Militaire, le 5 janvier 1895.

sg-san-rocco-longEn 1945, durant l’épuration sauvage, 9.000 personnes seront exécutées en dehors de tout cadre légal (contre 1.500 exécutions « jugées ») et 95.000 Français déclarés « indignes nationaux ». Depuis, cette forme de condamnation en indignité est tombée en désuétude. « A l’heure où la défiance gouverne les rapports de la société et de ses élus, cette suppression mériterait d’être reconsidérée » souligne Pierre Rosanvallon.

Car c’est bien à une dégradation anarchique à laquelle le monde a assisté chez Air France. Premier volet d’une escalade vers la stigmatisation (du grec stigma, marque ou tatouage) ? Ira-t-on jusqu’à la flétrissure, destruction physique du corps du condamné, au-delà de la simple exécution ?

Empire de la visibilité, misère de la lisibilité

Les yeux fixés sur nos écrans, nous avons donc vécu un simulacre de punition pour crime, non pas de lèse-majesté (diabolisation du DRH, roi sans couronne, métier dont l’ingratitude est de mise dans les comités exécutifs de nos entreprises ; en France, un DRH devient rarement pdg), mais de lèse-démocratie. Or, qui détient les courroies de la démocratie si ce n’est l’Etat, par ailleurs propriétaire d’Air France ?

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Notre démocratie atrophiée, est à la mesure de l’irresponsabilité de nos élus devant l’avenir. Le pouvoir politique, inapte au courage, ne sait plus se donner les moyens de corriger le risque anarchique. Le débordement prémédité d’Air France symbolise l’inaptitude de ceux qui nous gouvernent à reconstruire une vie démocratique digne, équilibrée et responsable.

Nicolas Rousseaux

 

9782021224221 Rosanvallon« Le bon gouvernement »

par Pierre Rosanvallon

Ed. du Seuil, Les livres du nouveau monde, Paris, 2015

 

Photo : © Nicolas Rousseaux

Tableaux : Le Tintoret, Scuola Grande di San Rocco, Venise