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L’Ottoman, clichés à part (2)

Posted: 23 août 2015 à 11:37   /   by   /   comments (0)

La Sublime Porte isolée volontaire ?

 

Peu enclin à s’ouvrir au monde occidental, l’empire se renferme politiquement et économiquement

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« LA » porte !

Certains sultans, tels Mehmed II, ont soif de connaissance, et s’intéressent à l’Occident, à sa philosophie, à son architecture, à sa peinture. C’est ainsi qu’un portraitiste vénitien, Gentile Bellini, se rend à l’invitation du Sultan à Istanbul en 1479 pour faire son portrait, et fait entrer l’influence occidentale dans la peinture.

Mais la présence turque en Europe reste presque inexistante et transforme chaque délégation en événement, que ce soit en France en 1669 puis 1721, Stockholm en 1732-1733 ou Berlin en 1763. A chaque fois, les manières turques sont analysées et parfois adoptées. Ainsi, Frédéric II écrit : « Le bel air de Berlin est à présent de manger des dattes ; les petits-maîtres vont arborer incessamment le turban, et ceux qui sont assez riches établiront des harems […] Je suis fort étonné si le charme de la nouveauté ne portera pas quelqu’un de mes benêts de compatriotes à se faire circoncire. »

Sur le plan économique aussi, l’Empire s’isole. Progressivement, la balance commerciale turque se déséquilibre. Les Turcs ne sont DSC05548pas commerçants, et s’en remettent d’une part aux importations, d’autre part à leur immigration. L’insuffisance de la flotte de commerce ottomane et l’impuissance de sa marine de guerre conduisent l’Empire à recourir à des navires occidentaux. Ainsi naît la pratique ottomane de la caravane maritime, qui assure jusqu’au XIXe siècle la majorité des relations maritimes de l’Empire, à bord de navires européens.

 

Un conservatisme fatal ?

Les Ottomans intègrent des apports étrangers de façon trop ponctuelle

Il faut vraiment que l’Empire se sente menacé dans ses capacités militaires, pour qu’il emprunte des idées à l’étranger.

FH000022 (3)Le piètre état de la marine pousse ainsi le Grand Turc à la développer au début du XVIe siècle. Si l’arsenal de Venise fournit un modèle pour Galata, il va aussi copier l’Europe pour la construction des bateaux, l’armement des navires, les techniques de combat, la cartographie.

Le Grand Turc Mahmud Ier (1730-1754) fait appel à un spécialiste étranger des affaires militaires, le comte de Bonneval. Et à la suite de la défaite de Tchesmé contre la Russie en 1770, le Sultan demande au baron de Tott de défendre sa capitale. Ce dernier pare au plus pressé, mais surtout crée une école de mathématiques, une fabrique de canons modernes, arme les soldats d’une baïonnette.

Mais toutes les tentatives de réforme se heurtent à des forces rétrogrades.

Dans le domaine militaire, le corps des Janissaires est progressivement devenu inefficace, indiscipliné et hostile à tout changement.

Exemple saisissant : l’imprimerie. Les copistes défendent le lien mystique entre la calligraphie et le Coran, et s’opposent à toute édition mécanique. Un premier compromis soustrait les livres religieux au droit d’imprimerie, mais la fabrique est fermée en 1742, pour ne rouvrir qu’à la toute fin du siècle.

Il faut attendre la fin du XVIIIème siècle pour que les réformes soient plus profondes. Chaque tentative précédente, même timide, a été un cheval de Troie qui a fait entrer l’idée de changement dans les consciences. Le grand réformateur, Mahmud II (1808-1832) a gardé à l’esprit les difficultés de son ancêtre, Sélim III et en a tiré les leçons. Il peut ainsi, en 1826, mettre fin au corps des Janissaires, lors d’une nouvelle tentative de mutinerie.

 

Comment l’Empire ottoman a-t-il pu survivre si longtemps ?

Un fonctionnement interne original, profondément dynamique.

DSC05007L’Empire a su prendre en compte la diversité de son Etat et la cultiver. Dès la prise de Constantinople, Mehmed II se pose ainsi en successeur du Basileus : il rétablit un patriarche œcuménique pour que les Chrétiens des Balkans ne soient pas privés de chef spirituel. Il fait de même pour les catholiques arméniens.

Les états conquis n’ont pas tous le même statut : on compte dans l’Empire des provinces tributaires (impôts, livraison gratuite de produits agricoles, la fourniture de contingents militaires et l’alignement diplomatique sur la Porte), à côté de provinces annexées. De façon générale, l’autorité turque se désintéresse de la vie quotidienne des populations. La Valachie et la Moldavie ne subirent ni armée ni colonisation ni islamisation. Pas de charia, pas de spahis, pas de cadis.DSC05770

L’Empire peut aussi absorber de nouveaux peuplements. Après la Reconquista espagnole, le Sultan offre aux marranes de s’installer dans son état. Il accueille aussi les Juifs de Hongrie, de France, de Bavière, des Balkans, et les traite bien jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ils apportent leurs connaissances médicales, leur connaissance des langues, leur usage du commerce.

Système extrêmement dynamique, qui amène des forces fraîches régulières à l’Empire. Le Sultan s’entoure de serviteurs de toutes origines et de toutes cultures : des chrétiens, des juifs, et même des Vénitiens, dont un fils de doge illégitime.

Le fer de lance du dispositif est le devchirme, c’est-à-dire le « ramassage » des enfants chrétiens orthodoxes – tous les 5 ans environ, à raison d’un enfant par foyer, entre 8 et 16 ans. Envoyés à Istanbul, les enfants sont circoncis, convertis, contraints d’apprendre le turc et soumis à une rude sélection pour décider de leur affectation. Le devchirme permet une ascension sociale, voire une brillante destinée. Les Janissaires étaient de ces « turquisés », et des quarante-sept grands vizirs que compta l’empire de 1453 à 1623, cinq seulement étaient turcs, tous les autres étaient issus du devchirme.

De la même manière, le harem échappe tout à fait à l’idée européenne de la pureté de la race. Les sultanes sont prises au Sérail, sans considération de famille, et les femmes sont assez nombreuses pour supprimer les problèmes de descendance. Ainsi, l’Empire ottoman offre l’exemple unique d’un Etat où les souverains, descendants d’Osman par leurs pères – donc de souche turque, étaient presque tous les fils de mères esclaves et nées chrétiennes.

 

Que retenir de l’Empire ottoman ?

Entre crainte et curiosité, attrait et répulsion, antipathie et louanges, l’image du Turc se brouille, ou se fractionne comme un miroir brisé.

Le Turc reste l’infidèle, mais est ouvert à la « tolérance » religieuse ; barbare, mais aussi créateur d’une civilisation raffinée ; despote, mais point tyran car la tyrannie suppose l’usurpation ; esclave de son maître mais membre d’une société qui privilégie le mérite sur la naissance.DSC05798

Sur les Turcs, le discours n’a cessé de varier : la préparation d’une guerre les transformait en repoussoir du genre humain ; le désir de commercer avec la Sublime Porte atténuait ces préventions. Redoutés ou admirés, les Turcs restèrent la curiosité obsédante de la chrétienté.

Les Turcs nous rappellent aussi les dangers de l’immobilisme et de l’ethnocentrisme. Sûrs de leur supériorité, ils ont retardé les réformes nécessaires et sont restés fermés sur eux-mêmes, créant ainsi des immobilismes en lieu et place des dynamismes impressionnants qui ont permis la constitution de l’Empire.

 

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« Le Turban et la stambouline »

L’Empire ottoman et l’Europe, XIVè-XXè siècle, affrontement et fascination réciproque

Par Jean-François Solnon

Paris, 2009, éditions Perrin

 

photos : © Nicolas Rousseaux

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